4.

Ce jour-là, j’ai pris par Marlowe pour rentrer de l’école. D’habitude, je descends Lauder, la rue dans laquelle j’habite, mais ce jour-là, j’ai passé par Marlowe.

J’attendais tout seul au carrefour. (D’habitude je rentre avec Shrubs mais il était en retenue pasqu’il avait dit merde à Mlle Filmer. Shrubs son vrai nom c’est Kenny. C’est un mauvais élève, toutes les maîtresses le détestent. Mais c’est mon meilleur ami. Je le connais depuis ma naissance. Il a exactement une semaine de plus que moi. Exactement. On est des frères de sang. Quand on avait cinq ans on s’est piqué le doigt avec une épingle et on a collé nos deux doigts l’un contre l’autre. Sauf que moi je l’ai pas fait pasque j’ai peur des épingles. Alors je m’ai refermé un tiroir d’un grand coup sur le pouce pour avoir du sang. J’ai gardé un plâtre pendant six semaines.)

J’avais commencé par descendre Lauder, comme d’habitude, seulement y avait les patrouilleurs de sûreté[1] au carrefour qui sont méchants. Y sont affreux. Y s’en prennent aux petits enfants. Que j’en suis justement un. J’avais mon dessin dans la main (pasqu’on avait fait de la peinture en classe quand on avait plus eu rien d’autre à faire) et j’attendais au coin que le patrouilleur dise « Allons-y ». Les patrouilleurs de sûreté écartent les bras comme ça et y disent « Ne bougeons pas » quand y a des voitures qui viennent et puis y disent « Allons-y » quand on peut traverser sans danger. C’est pour ça qu’on les appelle patrouilleurs de sûreté.

Pendant que j’attendais, le patrouilleur a vu mon dessin.

— Qu’est-ce que c’est, une grenouille ?

— Non. C’est un cheval, c’est moi qui l’ai dessiné.

Y m’a regardé, il était très grand.

— Non mais t’es dingue ou quoi ? qu’il m’a dit.

J’ai dit :

— Oui.

Il allait me taper. Mais mon dessin était tout à fait bon, moi personnellement je trouve, comme cheval. Il était vert. Je l’avais appelé Verdi.

Le patrouilleur me l’a arraché de la main, ce qui a déchiré la bouche à Verdi. Il s’est marré et puis y l’a montré à l’autre patrouilleur qui lui a dit d’arrêter de déconner. (Ils mettent deux patrouilleurs de sûreté à chaque carrefour pour qu’y puissent se mettre à deux sur les petits enfants.) Et puis il m’a rendu Verdi en disant « Allons-y ».

Mais j’y suis pas allé. J’ai dit :

— Est-ce que vous avez du papier collant pour arranger la bouche à Verdi ?

— Tu rigoles ? il a dit le patrouilleur.

— Vous l’avez déchirée.

— Casse-toi petit con, il m’a dit le patrouilleur en me montrant le poing et j’ai vu qu’il avait les ongles tout noirs.

C’est pour ça que je suis rentré par Marlowe ce jour-là, et tout seul. J’ai traversé la première rue tout seul. D’abord il faut s’arrêter. Ensuite on regarde bien des deux côtés pour voir qu’y a pas de voiture qui vient. Et alors on traverse la rue en marchant pas en courant. Moi je suis fort pour les règles desécurité. Je me suis jamais fait écraser…

Dans la rue Marlowe y avait des hélicoptères dans les arbres qui sont des petits machins verts qui tournicotent en tombant. C’est intéressant comme objet naturel moi personnellement je trouve.

Et puis il s’est passé quelque chose. J’ai vu Jessica qui marchait sur l’autre trottoir avec Marilyn Kane que je peux pas sacquer, pour ne rien vous cacher, pasque c’est une grosse conne, franchement. C’est aussi la meilleure amie de Jessica comme j’ai appris plus tard. Elles me voyaient pas. J’étais invisible. Mais j’ai ralenti et je m’ai baissé pour rattacher mon soulier. (Sauf que je l’ai pas fait vraiment pasque j’ai des mocassins qui sont super, mon vieux. Je me les ai fait acheter par ma manman D’habitude elle m’achète des grolles de boy-scout que je déteste mais là je lui ai fait la grande scène du II dans le magasin de chaussures et elle m’a acheté les mocassins que je voulais. Y a pas une seule couture dessus, rien. Et y sont pointus en plus. Ma manman pousse des cris à chaque fois qu’elle les voit. Elle dit : « Pour ne rien te cacher, tu me fais honte. » C’est comme ça que j’ai appris Pour ne rien vous cacher.)

Jessica et Marilyn Kane descendaient la rue Marlowe. Je les ai regardées. Elles parlaient. Jessica balançait un sac à main avec des franges après. Je savais pas ce qu’il y avait dedans. Il allait et venait, allait et venait le long de sa robe et quand il la touchait ça faisait comme des sortes de vagues dans sa robe. J’ai pensé : Dans le sac y a une baguette magique qui se transforme en fleurs. Et avec on vous donne un chapeau, gratuit, j’en ai vu une chez Maxwell, le grand magasin.

La maison de Jessica était celle avec les volets bleus. Et en brique, pas en bois. Mais pas des briques rouges, des mauves. Elle est rentrée dedans c’est comme ça que je le sais. Elle est rentrée par la porte de côté qui donne dans l’allée. Dans son allée y a de l’herbe au milieu ce que j’aime pas autant que notre allée à nous qui est sans rien. Et aussi on a une porte de derrière, pas de côté.

(Marilyn Kane a descendu la rue Margarita. Elle habite dans Strathmoor. Dans des cabinets.)

Je me suis arrêté dans la rue en face de la maison de Jessica pour la regarder. Je me suis mis derrière un petit arbre. (Nous avons un petit arbre devant chez nous, il a encore du papier du magasin d’arbres autour du tronc. C’est comme ça que je reconnais notre maison. Quand il sera grand, moi aussi. Mais je pourrai reconnaître ma maison à cause du château sur la pelouse. Que je vais construire quand je sortirai d’ici. J’en ai déjà construit un une fois, mais avec Shrubs, avec de la boue. Mon père nous a fait la grande scène du II pasqu’il a dû louer un camion pour enlever toute la boue sur la pelouse. C’était un grand château. On allait le faire mauve.)

Il y avait du vent dans la rue Marlowe, ça m’a complètement décoiffé. Je me suis peigné avec les doigts. J’ai la raie sur le côté. Je voudrais bien avoir une banane, comme un rocker, mais ma manman elle veut la raie sur le côté. J’ai horreur de ça. Ça me tue, la raie sur le côté. Enfin, quand ils sont assez longs, je peux au moins mettre du Brylcreem dessus. Je trempe tout le peigne dedans et ça, mon vieux, c’est super.

(La grande scène du II, c’est encore avec ma manman que je l’ai appris. Elle dit que je la lui ai jouée.)

Il y avait des rideaux aux fenêtres de Jessica. Je les ai regardés pendant une demi-heure. Je pouvais savoir l’heure pasque j’avais ma montre que j’ai eue pour Hanoukah avant de la perdre.

Pendant que je regardais les rideaux de Jessica le trottoir s’est ouvert sous mes pieds. Heureusement je suis pas tombé pasque mes mocassins ont des trucs pour pas que je tombe. C’était haut – cinquante mètres et y avait des dinosaures et du feu. J’ai sauté par-dessus et j’ai atterri dans l’herbe. Et puis j’ai regardé de l’autre côté de la rue et j’ai vu que Jessica m’avait vu et qu’elle disait : « Oh la la, quel brave jeune homme ! »

Quand je suis rentré chez nous, ma manman m’a demandé pourquoi j’étais en retard. J’ai dit que j’avais eu un accident de voiture. Elle a crié. Mais je lui ai dit que tout allait bien pasque j’avais pas été tué, c’était quelqu’un d’autre. Elle s’est mise à hurler mais j’ai dit que j’avais oublié qui. Et puis je suis monté dans ma chambre pour jouer avec mes hommes.

— Papa, combien ça coûte des volets bleus ? que j’ai demandé pendant le dîner.

— Pourquoi ?

— J’vais en mettre à mon château.

— Moi vivant tu ne construiras pas un autre château.

— D’accord, que j’ai dit. Mais pour quand tu seras mort ?

Ensuite il a dit qu’il pourrait les avoir en gros mais je sais pas ce que ça veut dire. Peut-être que quand le bois est gros c’est moins cher que fin fin très joli, je sais pas.

Mauve. M-A-U-V-E. Mauve.

Et puis quelques jours après l’école a été finie pour les grandes vacances. Tout le monde a crié « Youpie ! ». Pendant l’été, j’ai joué avec Shrubs beaucoup souvent. On jouait à Zorro, lui c’était le cheval. Je lui ai appris à hennir. C’est comme tousser mais bien plus long. Notre bonne Sophie a dit que j’allais en faire un estropié, de Shrubs. C’est une négresse de couleur.

J’ai un costume de Zorro. J’ai aussi le costume de Robin des Bois et le costume de Peter Pan (qui ont le même pantalon) et la panoplie du Cadet de l’Espace et le Père Noël et Superman et le Docteur. Quand je joue à Zorro tout seul, je prends des traversins comme cheval. Je les prends sur le lit à ma manman et je m’en sers aussi pour faire les méchants et leur donner des coups de poing. Dans Zorro, le méchant c’est El Commandante. Il est à la télé. Le mois dernier, il a changé. Jeffrey a dit qu’il avait vu l’ancien El Commandante dans une pub pour Brylcreem mais c’est qu’un menteur, mon vieux.

Shrubs et moi on a fait un plan. C’était un signal. Fallait siffler comme les oiseaux. Le plan c’était que Shrubs, quand il irait se coucher, il nouerait ses draps et il se laisserait descendre par la fenêtre, et puis il viendrait chez moi et il ferait le signal et alors j’attacherais mes draps et je me laisserais descendre par la fenêtre et on jouerait à Zorro la nuit, comme en vrai.

L’heure que je me couche c’est neuf heures mais je peux rester plus longtemps à condition de faire toute une histoire. Mais ce soir-là je suis monté sans histoire. D’habitude manman vient nous border. Des fois elle nous chante. Elle est très excellente comme chanteuse. La chanson préférée de Jeffrey c’est la Berceuse de la pleine lune, et la mienne c’est le Chien de chasse, seulement manman la sait pas. Des fois elle vient pas nous border et je dois éteindre ma lumière tout seul. Debout près de l’interrupteur, je pointe mon doigt vers mon lit puis j’éteins et je cours là où montre mon doigt. C’est comme ça que je peux retrouver mon lit dans le noir. J’ai peur d’aller me coucher pasqu’y a des monstres dans mon placard. Je ferme la porte. Plus de fois on la pousse, plus elle est fermée. Avant de me coucher je pousse la porte de mon placard cinquante fois.

Le soir de notre plan il a fallu que je prenne un bain avant d’aller me coucher. J’aimerais être assez grand pour prendre des douches, mais je suis trop petit pour la faire marcher. Des fois je prends une douche avec mon papa. Il est tout nu avec des poils sur lui et sur son zizi. J’en ai pas sur le mien. J’aime pas prendre des douches avec mon papa.

Manman elle nous lit aussi avant qu’on s’endorme. Mon livre plus préféré c’est Le petit chien qui voulait un petit garçon. Le plus préféré de Jeffrey c’est Le petit autocar qui tombait en morceaux. Des fois manman invente d’autres histoires et des fois elle invente d’autres chansons. Elle en a inventé une qui s’appelle Tous les enfants du quartier. C’est sur l’heure d’aller au lit dans la rue Lauder. Y a tous les noms des enfants de la rue et puis ensuite ça fait

 

Eux ils font dodo et toi ?

Chut, chut, chut, chut.

Eux ils font dodo et toi ?

 

La peur que ça me fait, mon vieux !

Ce soir-là on s’est assis sur mon lit et manman a pris un livre. Mais c’était pas pareil.

— Ce soir, nous allons raconter une histoire un peu particulière. Votre père et moi nous avons le sentiment qu’il est temps que vous appreniez certaines choses, les garçons. Ce livre a pour titre la Petite Graine. Bientôt vous serez de grands garçons, presque des hommes, et il y a des choses que vous devez savoir.

— Comment ça se fait que je suis un grand garçon alors qu’hier j’étais un bébé pasque je me traînais dans la saleté ? que j’ai demandé.

Elle a commencé à tourner les pages du livre qui était même pas en couleurs.

— Est-ce qu’y a des petits chiens, manman ? que j’ai encore demandé. (Je pensais que peut-être y aurait des histoires de petits chiens.)

— Non, chéri, elle a répondu. C’est une histoire sur des gens qui existent comme toi, comme Jeffrey, papa et moi.

— La barbe, il a dit, Jeffrey en faisant comme ça avec ses yeux pour faire les yeux blancs.

Et maman lui a dit :

— Continue comme ça, un jour tu seras aveugle, tu seras content.

La Petite Graine c’était l’histoire d’enfants que leur mère attendait un bébé alors ils vont à la ferme avec leur grand-père qui leur montre des poulets, des œufs et tout. C’était barbant, mais alors barbant à mort. Moi j’étais énervé pasque je savais que Shrubs allait venir, pour notre plan.

Elle s’est enfin arrêtée de lire et elle est partie et j’ai mis mon costume de Zorro sous les couvertures. Et puis j’ai attendu. J’attendais, j’attendais. Il faisait chaud dans mon lit avec mon costume de Zorro. Et puis j’ai entendu Shrubs dehors qui criait : « Gil ! ». Je suis sorti de mon lit. J’ai commencé à nouer mes draps. Et puis la lumière s’est allumée. C’était ma mère.

— Gil, Kenneth est là, dehors, il t’a appelé, il prétend que vous vous êtes mis d’accord pour jouer dehors ce soir. Il n’en est absolument pas question, tu m’entends ?

Et puis elle m’a vu avec mon costume de Zorro, elle m’a regardé.

— Bon, ben, ça ira pour une fois, j’imagine. Jeffrey va vous accompagner. Regarde un peu ce que tu as fait de mes draps tout propres.

Elle m’a emmené en bas. Toutes les lumières étaient allumées. Mon papa regardait la télé. J’avais mon masque et mon chapeau de Zorro et manman m’a pris le masque en disant :

— Attends un peu que je t’arrange ça, voilà, il est droit maintenant, et puis elle a ajouté : Bon je te donne quinze minutes.

On y est allé. Tout de suite j’ai couru me cacher derrière un arbre, bien baissé. Je guettais El Commandante. C’est un malin, señor. Il était sur la piste des sept milles, à la station Wells Fargo, avec des prisonniers que j’allais libérer, alors je m’étais caché derrière un arbre en attendant mon cheval pour pouvoir galoper dans la nuit quand la lune d’argent luit. J’allais voler au secours de Jessica qui était en prison pour avoir des volets bleus ce qui est strictement interdit. J’ai entendu El Commandante. J’ai tiré mon épée.

— Qu’est-ce que tu fabriques avec ce crayon, Gil ? qu’il a dit, Jeffrey. Il est à moi, tu l’as pris sur mon bureau.

Il était en train de parler à Shrubs de son dernier modèle réduit, c’était une Thunderbird. Shrubs lui a demandé combien y avait de pièces et Jeffrey lui a dit mille que c’était seulement pour les grands. Et Shrubs a demandé s’il pourrait regarder Jeffrey la monter et Jeffrey a dit non pasque Shrubs il l’aurait cassée.

Y avait que moi qui jouait à Zorro.

J’ai crié :

— Venez amigos ! On y va !

Jeffrey m’a dit :

— Qu’est-ce que tu racontes ? Dépêche-toi de finir qu’on puisse rentrer.

Alors on a fait une fois le tour du pâté de maisons, en marchant simplement comme ça. Et puis on est rentré chez nous. Ma manman a demandé si on s’était amusé mais je suis seulement monté dans ma chambre et j’ai pointé mon doigt vers mon lit. Pasque ce soir-là j’ai éteint ma lumière tout seul.

Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué
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